Le Temps - 02.2020

Les cahiers des charges au feu et le chef au milieu !

Gérard Mulliez, l’éminent fondateur du Groupe Auchan (~CHF 50 milliard de CA et 355'000 collab.) avait coutume de dire que le destin était au service de la vision. Il s’appuyait sur le fait que les grands leaders qui avaient développé une vision très clair de là où ils souhaitaient arriver, parvenaient à faire adhérer leurs équipes à une projection concrète de l’objectif à atteindre, ce qui contribuait fortement à sa réalisation. Ce fut par exemple le cas lors du lancement de l’IPod par Steve Jobs il y a une petite vingtaine d’années. Ce modèle mental développé depuis le début de notre ère industrielle est toujours en force aujourd’hui. Nous définissons une raison d’être ou une mission pour chaque organisation, puis une vision à dix ans et une stratégie à 3/5 ans pour l’opérer. Ensuite cette dernière génère la gouvernance et l’organisation opérationnelle appropriée pour la réaliser, enfin nous recrutons des compétences pour la mettre en œuvre. Mais ça, c’était peut-être l’ancien monde…

Si l’on observe la manière dont a été créé le réseau social Facebook qui rassemble aujourd’hui presque un tiers des habitants de cette planète (2,45 milliards d’utilisateurs à fin 2019), on est assez loin de ce schéma. En effet, Mark Zuckerberg et ses complices n’ont jamais eu la vision initiale d’en faire un réseau planétaire, ni un business, mais juste un répertoire informatisé réservé aux étudiants de leur université. Ils ont ensuite saisi différentes opportunités pour parvenir à ce que nous connaissons aujourd’hui. Dans leur dernier ouvrage « Stratégie modèle mental », Philippe Silberzahn, Professeur à EMLYON, business school en France, et Béatrice Rousset, une consultante spécialiste de la conduite du changement, remettent en question nos façons de faire en proposant un nouveau modèle mental plus adapté au monde incertain qui est devenu le nôtre.

Jusqu’ici nous démarrions un projet entrepreneurial avec un objectif claire, la vision, puis nous prenions des décisions en fonction des gains attendus. Ensuite nous définissions des rôles que nous assignions aux différents acteurs à chaque étage de l’organisation, nous tentions d’éviter les surprises et nous axions le management sur la gestion des problèmes. C’était très pertinent dans un monde de production de masse, plutôt stable, orienté vers l’efficacité.

Aujourd’hui les incertitudes sont légion et la bonne stratégie est plutôt de la jouer pragmatique, de faire au plus proche possible de la réalité. L’idée est donc de démarrer avec ce que l’on a, de déterminer un objectif en fonction des ressources disponibles et de décider en pertes acceptables, soit toujours au plus proche de la réalité du terrain. Puis, il s’agit de s’efforcer d’obtenir des engagements sincères, durables, de convaincre toutes les parties prenantes, ce qui est plus efficace que d’attribuer des rôles. Au feu donc les cahiers des charges et ses listes de tâches interminables, sans oublier les chefs autocratiques, qui freinent l’autonomie et la responsabilité individuelle. Les surprises sont à traiter comme des opportunités, des moyens d’apprendre et de se remettre en question. Enfin, il faut créer un contexte favorable, s’affranchir de ses modèles mentaux, avancer par l’expérimentation.

Cette manière est de faire de type startup est plus adapté aux équipes petites ou moyennes. Elle développe l’impérative agilité organisationnelle, un mot omniprésent dans la littérature actuelle, la souplesse pour s’adapter à un environnement en profonde mutation. Et trop planifier, c’est souvent remplacer le hasard par l’erreur!