Le Temps - 05.06.2015

Cinq ans de droit, tout le reste de travers

Je ne sais pas comment ça se passe chez vous, mais dans de nombreuses entreprises avec lesquelles je collabore, je suis stupéfait de constater à quel point le pouvoir, autrefois confié à ceux qui maîtrisaient les produits puis à ceux qui savaient les vendre, est aujourd’hui aux mains des juristes. Ce sont eux, en effet, qui souvent sont en charge de la maîtrise des risques et des fonctions de contrôle. Un rôle certes important, mais qui ne crée objectivement pas de valeur ajoutée.

Comment en sommes-nous arrivés là? A force d’entrevoir la vie par la petite lorgnette du risque, nous avons tendance à tout réglementer. C’est ainsi que le Recueil systématique du droit fédéral, qui ne répertorie ni les lois cantonales ni toutes les autres réglementations actuelles auxquelles les entreprises et organisations sont soumises, compte aujourd’hui plus de 60'000 pages et 150'000 articles de lois et autres ordonnances… Et la machine infernale s’emballe : rien qu’en 2014, les juristes de la Confédération ont rédigé 4’722 nouvelles pages* ! Une étude de l’USAM (Union Suisse des Arts et Métiers) évalue à plus de 50 milliards de francs le poids de ce « délire bureaucratique » pour la Suisse. Les choses sont devenues d’une telle complexité que pour les gérer, le concours d’un avocat spécialisé est de plus en plus incontournable. Les juristes parlent donc aux juristes, entraînant ainsi un business auto-générateur plus qu’enviable. Redoutable performance ! Par ailleurs, il y a quelque chose de présomptueux à penser qu’en rédigeant une loi il sera possible à l’avenir d’anticiper et de régler tous les cas de figure, étant précisé que les lois sont chaque fois plus précises et potentiellement gravées dans le marbre.

Machine arrière toute ! Il est impératif aujourd’hui de libérer nos organisations de ces multiples contraintes, qu’il est de surcroît de plus en plus difficile de financer. Dans une structure bien gérée, basée sur une culture de performance et de responsabilisation, le coût de la confiance est toujours bien moins cher que celui du contrôle. Jean-François Zobrist, le « Pape » de l’entreprise libérée, dit que le principe de contrôle « interdit de penser à faire plus, alors qu’on gagne plus à faire plus qu’à dépenser moins ». Imaginons le temps que nous passons à justifier ce que nous faisons, ne pensez-vous pas qu’il est là le potentiel de productivité à exploiter ? Le reporting et le contrôle ne génèrent aucun plaisir pour celles et ceux qui le subissent, alors que celui-ci est indissociable de la performance et du succès. Pourquoi ne pas préférer l’autonomisation et le pragmatisme, au sein d’un cadre clair, à une époque où nous collaboratrices et collaborateurs n’ont jamais été aussi bien formés ? Nous avons créé un environnement légal et réglementaire qui est incompatible avec les défis que nous avons à relever actuellement. A trop vouloir prévoir l’avenir pour le contrôler, on limite les acteurs dans leur capacité d’action et de réaction, dans un monde qui malgré toutes les précautions prises demeure imprévisible. La recherche de la conformité administrative est à l’opposé d’un contexte de travail axé sur la performance. Notre fonction publique, où les juristes sont aujourd’hui légion, est déjà sclérosée par ce carcan. Il est urgent de préserver les entreprises pendant qu’il en est encore temps !

*source : Article Le Temps sur l’inflation des lois, 10.3.15